Serge Emmanuel Jongué (Note d’atelier)
À l’arrivée, en dépit des récits d’agressions et de vols divers, sans doute véridiques, qui m’avaient été étalés par monsieur D. un habitant du quartier voisin qui possède chez lui un arsenal d’armes inquiétant, j’ai malgré tout réagi comme tous les habitants de la cité : je me suis ennuyé le dimanche. Car, dans les quartiers nord, en dépit de l’obsession sécuritaire actuelle des français, obsession liée à la montée, réelle de la petite délinquance, le sentiment qui transpire c’est l’ennui plus que la peur. La violence y existe. On la sent souterraine mais omniprésente : dans le récit de Djamel dont le copain a été tué, il y a quelques années, par un policier raciste à la gachette sensible ; dans le récit de madame D. dévalisée et frappée à un feu rouge par un groupe de jeunes, dans cette superstition à propos d’un chien de la cité qui hurlerait à la mort quelques jours avant qu’un drame survienne.
Pour celui qui n’y habite pas, il est très difficile d’appréhender la réalité des quartiers nord. Sur fond de racisme tout azimut ; arabes contre noirs, noirs contre arabes, arabes contre arabes, contre juifs, et blancs contre tous, derrière ce délire verbal qui frappe surtout les adultes, l’évidence se dessine lumineuse que tous vivent ensemble et se complètent, même s’ils ne le savent pas toujours. Tous ont en commun cet accrochage à la vie et aux rêves : Virginie, noire et belle, qui veut devenir mannequin, Moussa qui amorce une carrière de comédien, Marlène qui rêve d’Amériques, Paul le prêtre exerçant tranquillement son apostolat depuis la fondation de la cité, familier aussi bien de ses fidèles que de ceux de l’école coranique ; Khelfi le maçon, qui construit Marseille sept jours sur sept, Karabel le cordonnier posté dans son échoppe moins inhospitalière, chacun et tous fabriquent malgré tout de la vie. La clef du reportage était peut-être là, toute simple ; établir un pont de vie entre cette cité parmi tant d’autres et la ville. Suivre les gens sur leur lieu de travail, essayer de vivre en même temps qu’eux cet à-cheval entre la cité et la ville ; le temps de l’intérieur, tantôt vécu comme enfermement, comme ghetto, tantôt comme lieu de sécurité, d’affection ; et puis le temps du travail, celui de la maîtrise de l’avenir celui qui crée et cimente les amitiés aussi.
La certitude s’est imposée qu’il fallait coller de près, travailler la plupart du temps au grand angle, comme une façon d’exorciser la distance de l’acte photographique. Faire une photo brute, au sens où Dubuffet parle d’un « Art Brut ». Se départir de certaines règles techniques sacro-saintes pour parvenir parfois à exprimer autre chose qui soit plus physique que descriptif.
Ne pas se préoccuper du style essayer d’abord de s’allier au hasard, aussi bien que ce mouvement, le flou ou ce fugitif révélateur.
Travailler sans filet, sans la sécurité mentale que procure le développement régulier des pellicules exposées. Intérioriser la prise de vue, vivre pleinement les incertitudes et les intuitions, tenter une photo libre, une photo mentale qui procède du vagabondage plus que du savoir-faire, qui prenne au contraire appui sur des vecteurs d’humeur personnels qui risquaient d’être différents chaque jour. Décoller du documentaire pour tendre vers une vision périphérique des choses, être totalement dans cette peau de l’étranger dont parle Alain Philippon à propos des images de Dityvon : « Se mettre en état de se laisser surprendre pour pouvoir surprendre un instant, une situation… renoncer à tout voir ».
Pour ma part, ce que j’ai vu aux « Flamants » c’est un instinct de vie aux reflets multiples. De l’urbanité aussi, de la noblesse. Celle par exemple de ce jeune homme qui, au moment de mon départ, m’a lancé un « Que Dieu te garde ». Aujourd’hui de l’autre côté de l’océan, je souhaite à mon tour que Dieu garde « Les Flamants ».