À première vue, la photographie apparaît comme l’un des nombreux avatars techniques du XXe siècle [sic] : miracle tout d’abord puis, somme toute très vite, avec son apogée des années cinquante, versée au rayon des commodités domestiques (Nadar souligne qu’elle est à la portée du premier imbécile venu). Le tour des clichés était fait, les dés jetés, tout un chacun s’attachant désormais au moindre de tous les temps : Moi. Que ce soit devant quelques monuments historiques au paysage grandiose et indistinct parce masqué par l’immense ego occupant l’avant-plan. D’Art point.
Bien sûr, on a abondamment disserté par ricochet sur la photographie, mais à côté d’elle, pas d’elle-même. On s’est appesanti sur son rôle, ses contingences historiques, sociales, sur ses changements du support : du papier gélatiné à l’image numérique.
Toutefois, l’on a peu parlé de la fonction magique, rituelle – pourtant c’était là l’essentiel de la chose. Il aurait fallu s’interroger sur le geste, non pas sur l’obturateur, le bouton, la scène par exemple.
Il aurait fallu scruter la fierté des mariés ou des militaires, fleurs à la boutonnière ou au bout du fusil, celle des seins nus pointés et agacés de désir sous la lumière des projecteurs, également le sourire incertain mais affirmé de l’anonyme jeune combattant, mitraillette sur la poitrine, enfoui par l’histoire dans la jungle de Thaïlande.
Paradoxalement, l’intention photographique, et ceci est valable autant pour l’opérateur que pour le sujet, réside dans la tentative endémique et désespérée de s’abstraire de la réalité, de la contingence, de décoller, de s’arracher de celle-ci. Il s’agit de sortir de l’enveloppe de son corps, de se projeter au-delà de l’être ici et maintenant, d’échapper à l’arrêté du temps.
Voilà bien là un calcul itératif de la toute-puissance.
Bien en deçà du pouvoir (illusoire) de pointer les moments forts de sa vie règne tout simplement l’obsession archaïque du « regarder » ou de « l’être vu ».
En définitive, la scène photographique est parcourue, au-delà des filtres sociaux et autres excuses environnementales, par une souffrance souterraine, profondément intime : une attention démesurée au regard, à l’accord des autres, et qui renvoie à une subsistance de la démesure du regard enfantin, d’une réminiscence de son désespoir.
Je crois qu’avant toutes choses la photographie constitue même dans ses tentations naïves, le moment d’un sursis de réalité duquel l’on attend, l’on contemple une projection, une projection rêvée de soi, une adéquation du contingent et du vœu : la contemplation de l’Éternel empruntée au grand Canyon de l’arrière-plan à l’être stupéfait – interdit – devant un cliché clinique des cadavres malpolis de l’holocauste. C’est dire combien chacun choisit bien les séquences à retenir de son Imaginaire personnel. Aussi, ce qu’on nommait portrait mignon durant les années vingt a toujours cours à la Bourse des images : il consiste, chez le sujet concerné, à dérober au regard certains traits inconvenants.
Si le sujet est déjà tout retourné dans le hier, le photographe est continuellement dans le demain.
L’envers du décor, du côté du photographe, renvoie à une tentation identique. Hormis les invariants techniques du cadrage et de l’éclairage, il a une façon particulière, et qui lui échappe, de faire brèche dans le mur de la réalité pour se retrouver devant l’incontrôlable, la béance.
Ce que l’école structuraliste nommait de façon pratique le reliquat, que l’on appelle style, en fait son rituel personnel d’exploration de la scène première, de reconstitution (je regarde papa et maman par le trou de la serrure) – pulsion scopique – tension- fondamental.
L’aspect le plus intéressant du projet photographique ne ressort ni de la contemplation, ni de la reproduction. Il a plutôt à voir avec le processus lui-même : l’intention, le rituel, l’acte. Tout comme les conversations téléphoniques, l’acte de lecture et l’acte charnel, il a absolument besoin « d’un souvenir sédimentaire », d’un état de tension propre à faire advenir une transe là où les sens sont incroyablement exacerbés. Voici ce qui agite à des titres divers, aussi bien le reporter.
La compulsion (j’étais là, je suis revenu) que le reproducteur d’œuvres d’art (dans son infinie phase maniaque) ou le photographe expérimental tout entier tourné vers l’incantatoire [sic]. Je reconnais bien du portrait-attente de Depardon au portrait fureur de Klein, en passant par les rochers amoureux de Minor White, qu’ils ne sont que des syncopes particulières d’un même accrochage à des mythes tout à fait personnels.
Les parcours inlassables de Walker Evans, la tentation de fixer l’espace mouvant des USA de Diane Arbus (conjurer l’angoisse de l’autre dans sa rencontre).
Moi, la trace // écriture. Tout bêtement, lutte entre la cécité qui nous accable tous à des degrés divers – le tout voir- le tout posséder.
Serge Emmanuel Jongué
Cahier, n.d.
«Si tu me donnes une photo, je la prends et la fait entrer en moi.»
Parole de femme d’Haïti, 1997.