Je suis arrivé une poignée d’années seulement après la deuxième guerre. Mais de cela je n’ai pris conscience que très tardivement, avec cette distance irrémédiable que donne l’âge.
Ma mythologie, mes mythologies personnelles tournent autour des premières impressions olfactives et rétiniennes du monde en transformation qui m’était légué, sans plus ample informé. Le fruit improbable d’une journaliste polonaise – peut-être – et d’un descendant de Boni de la Guyane française. Peut-être encore parce que je n’ai jamais eu de topographie de famille précise. Alors j’ai rempli ces errements de transmission de mes parents, dus à des secrets de famille ou encore à une pudeur, une honte résultant de la difficulté de leurs respectives circonstances.
J’ai été élevé dans l’odeur d’un drame dont je ne savais ni les tenants, ni les aboutissants.
De cela je m’échappais dans la garrigue de Provence encore intouchée. Les boîtes de conserves y étaient rare et donc respectées comme telles lorsque j’en faisais la découverte ;
Ça et là des chantiers de villas pointaient. J’y allais sentir le théâtre de ciment des nouvelles constructions. A l’époque le territoire de la Nature n’était pas encore menacée par le béton.
Et puis, à l’usine où travaillait mon père, un militaire, un intellectuel refoulé, reconverti en prolétaire électricien, j’ai vécu la dernière étape de l’ère industrielle, là où les machines, étaient encore aimées, réparées par l’humain, qui les nommait encore. Les machines me fascinaient : les boulons, les roulements à bille, le cambouis et le fumet des pots d’échappement des camions. (La motion était parfaitement hybride ; dans la ville le laitier était encore tributaire du cheval).
Enfin, je voyais les traces de la guerre ; d’autres camions décorés d’étoiles blanches, des tanks disloqués. Avec toute cette rouille, à laquelle justement j’associais la guerre. Ce qui me faisait immédiatement déduire que tout cela – cette fureur séduisante pour mes yeux d’enfants, que je voyais au cinéma, que je lisais dans les bandes dessinées était très reculé dans les temps. Improbable donc.
C’était parfaitement faux. J’ai compris, j’aurais dû savoir bien plus tôt, que le silence de mon père et de ma mère réunis était l’indication d’un drame énorme, dont je faisais déjà partie. Il allait s’agir d’identifier ces traces, d’inventer une histoire de famille ; de la détruire ou plutôt d’en extirper un lyrisme menteur, de revenir de proche en proche au vernaculaire premier de mes vagabondages, de l’accepter comme la base, le départ de mon imaginaire, de mon expression, de la possibilité de Moi s’exprimant sans fard. Brièvement dit, un vocabulaire virtuel – un alphabet jusque dans lequel je suis concerné et d’où je puisse vivre et parler.
04-09-1999