Lettre à Michel Anselme (février 1993)
TRAJETS
Marseille-Montréal. Le caractère fortuit du parallèle entre ces deux grandes agglomérations révèlent étonnamment certains universaux de la « pensée des villes », de la façon dont au delà des pays, elles se voient, articulent les discours de leur image identitaire.
Marseille et Montréal : même latitude géographique, climats radicalement opposés mais préoccupations étrangement parentes . Deux « villes-conglomérat » formées de villages plus ou moins fortement identifiés, proclamés ; deux villes installées entre le souvenir mi-réel mi-fictif d’une personnalités initiale unitaire, et la réalité complexe de la diversification actuelle de leurs populations. Enfin deux villes en perte de vitesse par-rapport à leur passé économique et symbolique : Marseille ancienne porte de la Méditerranée, Montréal ex-métropole du Canada.
A l’intérieur de ces balises historiques l’oeil mobile du photographe explore conjointement la préhension de la chose sociale et son propre désir d’ancrage. Aléas de l’itinéraire mais cependant trajectoire mentale à vol d’oiseau.
Au plan symbolique, Marseille comme Montréal, à des degrés divers, sont également sujettes à deux forces mentales contraires : celle qui pousse inéluctablement vers un avenir, une identité imminente qui intègrera à sa visée « l’étranger », « le survenant » (Germaine Guévremont), celui qui vient déplacer, bousculer parfois, l’ordre rituel, et celle qui draine les réflexions vers un passé qui aurait été –mythiquement du moins- unitaire. D’un côté l’anticipation, l’intuition ; de l’autre le refus quasi-obstiné du deuil.
Cet enjeu spéculaire sera paradoxalement vécu à la fois par « l’ancien », qui cherche sécurité dans la trace du passé tel que raconté et par le « nouveau », celui qui traverse l’occident (arabes, africains entre autres) et qui désire, lui des racines « à être », un bricolage de vie nouveau, une trace imminente donc.
Marseille et Montréal m’apparaissent comme deux « nébuleuses-villages ». Comme si mentalement, tout de l’atavisme initial, était resté intact dans les mentalités, malgré la mise en place, durant les années soixante des grandes lignes de pensée de la société moderniste.
Ainsi, dans l’imaginaire de la ville occidentale, le deuil des anciennes manières, des rituels villageois, toute cette urbanité perdue du « nous sommes entre nous », est attribuée à l’étranger, alors qu‘elle devrait l’être essentiellement au radical changement économique et social initié il y a maintenant quarante années. Changement qui a induit, entre autres, les migrations de population que l’on sait.
En ce sens par un étrange retour des choses, tant le discours, admis aujourd’hui, sur le » village global », planétaire, me fait voir combien nous sommes en fait, tous, toujours restés des villageois grégaires dans nos têtes. A la différence près que les villageois modernes circulent de plus en plus loin. A la différence près aussi, que certains y sont contraints et que d’autres non ; que certains osent et que d’autres non. Les chocs individuels et culturels sont plus abrupts par la force des choses. Notre esprit est confronté non plus à la relation du voyage mais au contraire, à l’immédiat et au simultané.
C’est dire, combien personnellement, parce que né et élevé en France, parce que d’origines diverses, parce que vivant au Québec, le travail photographique, effectué à Marseille (pour .Entrevues citadines ») et à Montréal (identités métropolitaines », Parfums d’immigrantes) participe aussi bien de ma recherche intime d’une identité hybride, à venir, que de la nécessité immédiate du miroir (la photographie n’étant pas désincarné), de la volonté d’inscrire idoînement grâce à la machine instantanés, l’expérience du passage, de la distance irrémédiable, tantôt bénie, tantôt malheureuse, du regard. « Se déplacer, immigrer, pour revendiquer l’étranger en nous dans un autre pays ».
Sur le terrain j’ai senti combien j’étais en butte ou alors tout simplement, en prise directe avec mes sentiments. Combien les conflits entre l’éthique du « rendre compte » du reportage, et mon besoin intime d’acteur engagé auprès, au travers de ces visages et de ces trajectoires de vie si proche de la mienne, s’exacerbaient.
Je devrais dire, au bout du compte, que j’ai sans doute voulu inconsciemment « reconnaitre les miens« , leur redonner visage au cours de ces explorations photographiques. Avec, comme résultat un travail cheminant en ligne de crête entre le social (celui qui déroute du personnel) et l’intime, l’affection.
Et puis, surtout restera dans ma tête la mémoire de cet arpentage heurté, le sentiment à la croisée de chemins, comme sur un échangeur d’autoroute.
A Marseille à l’hyper-marché X ou à Montréal, janvier, dans une boulangerie chilienne de l’artère des immigrants : le boulevard Saint-Laurent » Surfaces, Territoires apparemment arides mais qui recèlent vie. Identités frêles encore.
Serge Jongué. MTL fév.93