Jérôme Delgado, collaborateur au Devoir, le 8 octobre 2011
Il y en a qui passent en coup de vent, tels de petits ouragans de fraîcheur et de dépoussiérage. Le risque de les oublier est bien réel, même si leur passage fulgurant peut avoir laissé des traces. Serge Emmanuel Jongué (1951-2006). La vaste rétrospective que présente cet automne la maison de la culture Côte-des Neiges a d’abord ce mérite: nous ramener à l’esprit ce poète de l’image, un être sensé à l’affut de sa réalité, de ses réalités.
L’exposition Boarding-Pass, montée dans le quartier où il a vécu, est doublée d’une petite sœur, à la galerie Simon Blais. Cette seconde expo, intitulée Nomade, n’a pas de desseins purement marchands. Elle donne de l’importance à l’entreprise de mémoire menée par la succession de l’artiste » Elle insiste aussi sur l’identité matérielle, presque artisanale, de la signature Jongué, portée en grande partie par l’utilisation du polaroïd et par l’ajout, sur la photo une fois imprimée, de rubans sur lesquels l’artiste écrit à la main un mot, un titre. Image et texte sont indissociables chez lui.
Démesure
Formé en littérature, arrivé par la bande à la photographie documentaire dans les années 1980- alors qu’il travaillait à la FTQ- Jongué aura par la suite, pendant une quinzaine d’années (1991-2006), réalisé une œuvre très personnel. Le travail sériel le mène à développer des corpus qui remettent en question les notions d’identité et de collectivité. Il faut dire que Serge Emmanuel Jongué, né en France de père guyanais et de mère polonaise, portait en lui le déracinement et le métissage. À Montréal, il s’établit en 1974, alors que la question nationale prend son envol.
La présentation à la maison de la culture, dont le commissariat est assuré par Serge Allaire, enseignant à l’UQUAM, a quelque chose de démesuré. Rarement y a-t-on vu une seule expo occuper les trois étages, y compris le hall au-de-chaussée. Si la visite finit par étourdir par donner une impression de répétition, elle correspond bien au personnage. Jongué semblait être animé d’une soif de collectionneur, semblait vivre aux quatre vents.
La spontanéité, le souvenir de voyage, l’image fragmentée, brouillée, et les associations hybrides caractérisent ses ensembles. Celui qui donne à l’expo son titre jongle ainsi entre des visages très serrés et des bâtiments pris de loin. Chaque élément, dans son petit format rectangulaire, a la force d’une métaphore, d’un élan de poésie: le cheval « Missipi » parle de liberté, le corps « Dead Man » de souffrance, etc.
L’accrochage bénéfice du souci de clarté et donne à chaque corpus son identité. Boarding Pass est une mosaïque; d’autres sont plus linéaires; certaines alternent avec d’autres. Il y a aussi celles qui accompagnent de plus longs textes. Nomade (1990-1991) met à l’honneur la plume de Jongué, lui qui se désigne comme des « haltes imaginées plutôt que des lignes régulières d’autobus ».
Serge Emmanuel Jongué a reçu une certaine attention de son vivant, boursier à l’occasion, collectionné par quelques maisons prestigieuses, exposé ici et là. Passé l’actuel rappel, il restera un petit ouvrage, Les coutures de l’imaginaire, dirigé par la compagne de l’artiste, Marie-José Lacour, la femme derrière la Fondation Serge Emmanuel Jongué. Un site Internet (www.serge-jongue.com) garde aussi son travail vivant.