Par Marie-Claude Mirandette
Vie des arts – 225
Celui qui a écrit ces mots gorgés de sens demeure encore trop souvent une figure méconnue de la scène artistique contemporaine. Serge Emmanuel Jongué apparaît toujours, cinq ans après sa disparition précipitée, comme un poète oubliée, un alchimiste des mots et des images aux contours flous, comme certaines de ses photos.
Photographe documentaire dans la tradition du photoreportage, Jongué a braqué son objectif vers l’autre les années 1980, que ce soit au sein de centrales syndicales ou auprès de population immigrantes, en particulier celles du quartier Côte-des-Neiges. Ce dont témoigne la petite salle située au rez-de-chaussée de la Maison de la culture… Côte-des-Neiges. Lieu on ne peut mieux choisi pour cet hommage à un artiste totalement engagé dans son art et dans son époque.
Ce n’est que dans la décennie suivante que devrait véritablement s’affirmer l’engouement de Jongué pour la dimension plastique et l’exploration personnelle du médium qui l’avait séduit alors qu’il n’était qu’étudiant en lettres. Et c’est en accédant
Aux étages de la Maison de la culture que l’on découvre l’essentiel d’une pratique personnelle traversée par son questionnement de la matière. Remettant sans cesse sur le métier les poncifs de son art, Jongué a cherché à « retrouver mes signes, mes marques, dans le quotidien, le temporaire, le provisoire. Donner forme à mon univers intérieur ». Tel était l’ambitieux programme d’une démarche qui s’exprimait au hasard des errances urbaines. Mais qui donc est ce Serge Jongué méconnu dans le pays où il a choisi de vivre et d’habiter ?
Né en 1951 à Aix-en-Provence d’un père Guyanais et d’une mère polonaise, Jongué arrive au Québec en 1974, un diplôme de maîtrise es lettres en poche. Étudiant en littérature à Montréal, il se passionne pour la photographie, qui deviendra son métier. Le goût pour la littérature reste néanmoins sensible, et Jongué se fait critique d’art.
Dès qu’il entame la frange personnelle de son travail photographique, la passion des mots s’impose autant que celle des images au cœur d’un incessant dialogue visitant la mémoire, les racines et l’identité, interrogeant, comme il aimait à le dire, « l’espace de la trace mentale », « le hors champ initial qui préside au cliché premier inscrit d’entrée de jeu dans un espace mental dont la propension au fictif me ménage une grande liberté d’expression ». Chez Jongué le texte n’est jamais une simple légende. Il dialogue avec l’image de diverses manières (classique, poétique, symbolique, métaphorique…). Et la portée sémantique de l’œuvre dérive constamment de l’une à l’autre. Dans cette pratique éminemment personnelle, « la couleur, la matière et – dans une moindre mesure – la forme sont les vecteurs du cliché initial que j’altère numériquement afin d’arrivée à une aspérité de l’image qui me convienne et qi soit propre à fixer ces traces mentales fuyantes ».
Les notions de mémoire, de nomadisme et de métissage chères à Jongué dominent la présentation concoctée par Serge allaire avec des séries aux titres évocateurs : Objets de mémoire #1 et #2 (1994-2000), Nomade (1990-2001), Boarding-Pass (2000), Passengers (2003), Métis (1997) ou encore TOTEM, A North American celebration (2004). Toujours cette invitation au voyage, réel ou en soi, concret ou imaginaire. Peu importe, pourvu que l’on voyage à travers les images et les mots. Images et mots qui se multiplient et se déclinent en séquences narratives d’où semblent émerger petit à petit les éléments hybrides et disparates d’une identité morcelée se redessinant sans cesse cherchant dans le détail parcellaire, le mot ou le gros plan, les résurgences fragmentaires d’une identité antérieure. À moins que ce ne soit les vestiges d’une identité en devenir…
Dans cet incessant dialogue entre le texte manuscrit et l’image photomécanique, entre la lettre calligraphiée et le pixel imprimé, se dessine une narration où l’image et le mot semblent vouloir matérialiser des signes ancestraux creusés d’innombrables sillons sacrifiant des territoires infinis. Pour jongué l’ancrage final de l’image (son titre) fait partie intégrante de la photographie. Là, dit-il, « la tension de la calligraphie rejoint cette recherche d’une aspérité immédiatement physique, tout comme d’ailleurs le sentiment exprimé visuellement. L’écriture, le signifié, évolue de concert avec les différents changements, sédimentations du visuel, vers une sorte de Haïku extrême qui fait basculer l’ensemble vers une image qui se situerait à mi-chemin entre l’affiche et l’icône laïque ». Les mots valsent sans cesse avec les images, anecdotiques, volées au temps qui passe, arrachées à leur espace originel pour s’ancrer dans la texture du papier où elles se marient à l’encre des mots calligraphiées. « Ce que je ne peux photographier, je peux l’écrire » Et vice-versa.
Ces images aux contours fluides et fuyants exemplifient le caractère éphémère des objets et des atmosphères qu’elles évoquent, tandis que les mots laissent jaillir d’autres images, personnelles, des replis de nos cerveaux enfumés, univers intérieurs et personnels qui se coltinent aux images choisies par l’artiste. De cet incessant dialogue polyphonique, de ce polylogue naissent les modalités d’une fiction nouvelle qui permet à chacun de rassembler ces fragments selon de surprenants paramètres, paradoxalement toujours les mêmes, mais jamais pareils. Récits qui continuent d’habiter l’observateur bien au-delà de sa visite.
Ainsi, de l’apparent chaos de ces ensembles éclatés naissent, telles des structures totémiques procédant par amalgames, par adjonctions, autant de récits que peut en imaginer le promeneur solitaire découvrant les fragments épars et hybrides d’un pays qui reste à imaginer. L’artiste qui vous laisse ce graffito photographique en offrande est, à n’en pas douter, un grand sorcier. Et son art une merveilleuse alchimie!