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MÉMOIRE AUX YEUX CLOS 2003-2006

Serge Emmanuel Jongué (Note d’atelier)

Au cours des années 80, outre la documentation du monde du travail, je me suis particulièrement attaché à l’exploration du quotidien des immigrants dans la région métropolitaine de Montréal. Cette période de mon activité s’est clôturée avec la présentation de mes deux premières expositions solo : Identités métropolitaines et Parfums d’immigrantes (1990 et 1991, Maisons de la culture de Montréal). Elle a été ponctuée par la publication de photoreportages comme Haïti P.Q. (Châtelaine, Montréal, 1984) et Parole d’immigrants, Québec métis (Temps fou, Montréal, 1995). Un certain nombre de ces images sont également présentes dans les collections du MRCI, de la Ville de Montréal et de la Banque Laurentienne (Montréal).

Je souhaite, à l’occasion de ce nouveau projet de la Mémoire aux yeux clos, aborder cette problématique sous un angle radicalement différent : laisser de côté les contingences socio-économiques pour explorer cette fois-ci le psychisme, l’espace intime, celui de l’empreinte première, ceci à l’aide d’une forme non documentaire, propre à évoquer ce que je pressens être une dimension à la fois émotive, expressionniste et empreinte de rituel.

Depuis une dizaine d’années, en marge de mon activité de photographie documentaire, s’est affirmé un travail personnel tourné vers une préoccupation plastique dans laquelle l’image est envisagée comme matériau brut, plutôt que référent direct. La matière tantôt rugueuse, tantôt délétère de ces images, leur format carré qui me force à une expression directe, correspond à la recherche de vocables propres à cerner l’espace obsessif et fuyant de la trace mentale. De ce point de vue, l’utilisation de diverses techniques de photo numérique à partie de l’an 2000 (avec l’exposition Boarding Pass) a notablement étendu mes horizons de recherche.

Je suis originaire de la région de Marseille (France), le point d’arrivée de mon père guyanais et de ma mère polonaise à la fin de la Deuxième Guerre. J’ai toujours été hypnotisé par cette ville à la fois européenne et orientale, habitée par de multiples imaginaires d’outre-mer.

À l’occasion d’un séjour récent, j’ai constaté mon impuissance à revisiter en photographie la ville-désir de mon enfance. Une pléthore d’images mentales venait faire écran au hic et nunc du réel, provoquant l’inconfort d’une amnésie visuelle, cécité attisée par la radicale différence d’échelle entre les espaces européens et américains. Désagréable sensation de vide total, d’absence au monde.

Le présent projet de la Mémoire aux yeux clos se propose d’explorer ce télescopage des affects et des espaces physiques chez le migrant confronté à la réalité de son pays natal. Ce travail donnera lieu dans un premier temps à une exposition. Sa destination future étant la production d’un livre d’artiste, il sera également annoté de courts textes. La nature du style sera neutre (ceci n’est pas un travail autobiographique), un peu à la façon de L’étranger d’Albert Camus. Ceci parce qu’il s’agit d’éviter les écueils du discours nostalgique ou néo-folklorique attachés aux thèmes de l’exil ou du retour, pour privilégier une approche empirique, de ce phénomène de perception visuelle périphérique.

J’ai la conviction que la mémoire se constitue tout d’abord spatialement; que le concept d’identité, avant de se greffer sur un discours social, est le produit d’un ensemble de processus d’identification spatiaux et territoriaux au départ individuels, intimes, donc physiques. Ainsi, qu’il s’agisse de migration de pays à pays, ou encore de la province vers la ville, dans l’expérience de la « revisite » se fait jour un hiatus de vision remarquable : le lieu d’origine est perçu non plus comme une série de parcours villageois, mais au contraire comme une masse, un massif trouble, quasi inconnu.

Explorer cette poétique de la ville, tout à tour objet fétiche, objet-désir insaisissable, ville fictive, massif animiste. Investiguer cette image périphérique, ce lapsus visuel, cette autre scène.

Serge Jongué