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Trace, inscription, mémoire

Marie-José Lacour
(VIIes rencontres Africaine de Bamako)

Dès l’enfance Serge Emmanuel Jongué inscrit ses premières lettres d’alphabet sur l’envers de la planche à repasser de Maria Sakskewska, sa mère.  C’est à Berlin que M. Sakskewska, journaliste, polonaise, rencontre Aristide Jongué, guyanais, militaire de carrière. Elle le retrouvera en France, à Aix-en-Provence. De cette union naît Serge Emmanuel Jongué.Tout jeune, Serge se forge tout un univers baigné des parfums de la garrigue, et s’amuse à faire rouiller ses jouets de métal pour y découvrir avec émerveillement l’aspérité et le changement de couleur de l’objet.

À l’âge de sept ans, sa vie bascule, avec la mort de sa mère emportée par le cancer.  Son père devenu électricien, manière de se distraire d’un trop grand chagrin, emmène son fils dans les coulisses de l’usine où il travaille, puis passe avec lui de longues heures dans les salles de cinéma de Marseille. Il lui offre aussi son premier appareil photo.

Ce chagrin ravive en filigrane le souvenir d’un fils aîné conçu avec une jeune femme vietnamienne, et mort lui aussi des années avant la naissance de Serge Emmanuel. Ces bribes de mémoire effacée, – conjuguées à celle de l’identité incertaine de sa mère, qui, de Russe devint peut-être Polonaise au moment de tenter de s’évader d’un  camp de concentration en s’appropriant les papiers d’une amie décédée- constitueront plus tard, la part de fiction de Serge Emmanuel Jongué.

En 1975, à l’issue de ses études littéraires et de sa maîtrise ès lettres à l’Université de Provence,  il part s’installer à Montréal, (Québec), où il suivra sa dernière année de doctorat à l’Université de Montréal. Déjà, il s’intéresse au rapport entre l’écrit et l’image, passionné de bande dessinée il sera marqué par sa rencontre avec  Hugo Pratt, auteur de bandes dessinées, avec qui, il avait le projet de parcourir une partie du territoire amérindien au Canada.

En 1981, il quitte le monde de la bande dessinée, puis débute son activité de photographe documentaire et à la même époque, il devient  critique d’art à la revue Vie des Arts, à Montréal.

Son oeuvre documentaire se nourrit des thèmes de la mémoire ouvrière, et plus particulièrement de l’immigration, avec entre autres la réalisation en 1990, d’Identités métropolitaines  (collection de la Banque Laurentienne, Montréal),  dans laquelle il décrit l’odeur d’une Montréal insoupçonnée, drôle, charmeuse, hybride, noire, blanche, café au lait. Cette exposition est comme un hommage à toutes ces énergies, ces visages, ces gestes, ces sourires de l’âme.

Dans la même année, il collabore  à la publication d’un essai sur la photographie intitulé, Le nouvel ordre photographique, (Treize essais sur la photographie, publié par le Musée canadien de la photographie contemporaine, à Ottawa).

En 1991, en marge de sa spécificité documentaire, selon ses propres termes, s’installe un travail personnel tourné, lui, vers une préoccupation plastique dans laquelle la photo est envisagée comme matériau brut plutôt que référent de représentation. Ce travail interroge l’espace de la trace mentale.

En 1994, sur cette voie qu’il ne quittera plus, il obtient une bourse  de la fondation  Barbara Spohr Award, Alberta, pour séjourner dans une résidence d’artistes au Centre d’Art de Banff, Alberta. L’année suivante, il reçoit une bourse du Conseil des Arts du Canada, qui lui permet de commencer l’écriture d’un roman Contredanse, dans lequel s’entremêlent textes et photos.

Les photos narrations  de Nomade (1991), les natures mortes quasi-animistes de Objets de mémoire (1996), collection Revue Noire publiées dans l’Anthologie de la photographie africaine ainsi que les polaroids-tableaux de Boarding pass (2000) et Undressed-passion (2003) représentent autant d’essais à une photo subjective et à son esthétique. Avec ce travail, l’image trouve une aspérité, propre à fixer des traces mentales fuyantes, et devient fiction.

Il s’agit, d’une recherche sur la trace, tant  physique que mentale et d’une exploration expressionniste de la couleur. Le titre donné à l’image constitue son ancrage final, véritable partie intégrante de la photo. Là encore, la tension de la calligraphie rejoint cette recherche d’une aspérité immédiatement physique, tout comme le sentiment  exprimé visuellement.

Le tout s’inscrit comme une sorte de haïku extrême qui fait basculer l’ensemble  vers une image qui se situerait à mi-chemin entre l’affiche et l’icône laïque.  Pour trouver le mot juste, il n’hésite pas à nommer ses photos en utilisant  des mots de langues différentes. Pour lui, les mots n’ont pas de frontière.

Avec ses images aux couleurs saturées et aux contours estompés, ses calligraphies griffonnées telle une partition de jazz, ses identités multiples, dans son théâtre d’ombres, il recherche inlassablement un sens à la vie.

En novembre 2006, lors de la Biennale de Bamako où était exposée une murale de Suite cubaine, il sillonne la ville à l’arrière de la moto de son ami Yoro. Un petit appareil photo en main,  il traque la capitale à un rythme proche de celui du cinéma, ce qu’il cherche c’est l’odeur de la ville, celle des sentiments, des émotions.

Ignorant de l’imminence de sa mort, Serge Emmanuel Jongué nous lègue un  rêve ultime, il fait de  Bamako, La ville rouge.

Des titres calligraphiés de sa main devaient accompagner chacun de ses tableaux photographiques, mais il ne reste que des ébauches inscrites dans ses carnets.  Il nous livre une œuvre inachevée.

Bamako à travers le prisme de son regard,  à la fois africaine, américaine,  propre à faire rejaillir le souvenir, sédimente finalement tous ses parcours comme un imprimé de la mémoire.

Rebelle, parfois insolent dans son expression, Serge Emmanuel Jongué  se voulait intègre.  Noire ou blanche, la couleur de peau lui importait peu, il avait une urgence à dire l’universel, avec grande poésie.

À mon compagnon. Mon ange.

Marie-José Lacour